Interview de François Bœspflug,le 23 décembre à 11h (heure française),
par Tudor Petcu
par Zoom, pour Revista Luceafărul (Bucarest)
sur la signification spirituelle du Noël du 25 décembre
1/ Comment devrions-nous percevoir la naissance de Jésus en tant que moment essentiel de l’histoire de l’humanité?
Le 25 décembre, dans les sociétés des pays de l’Europe de l’Ouest et dans les pays orthodoxes ayant adopté le calendrier grégorien (comme la Roumanie, la Bulgarie et la Grèce), on fête Noël. Du point de vue social, c’est l’un des principaux moments de réjouissance publique : vacances scolaire, tourisme, fréquentation des musées et salles de concert, activité commerciale intense du fait de la tradition bien établie de s’entre-offrir des cadeaux, de s’entre-inciter à des repas festifs, de s’entre-inviter à des spectacles en tous genres, de se réjouir des illuminations urbaines, etc. Avec peut-être, aux yeux de certains d’entre nous, un risque d’éclipse, de submersion et d’oubli de la dimension proprement religieuse de la fête de Noël… Nous y reviendrons pour finir.
Du point de vue spécifiquement religieux, il est vrai, Noël n’a pas grand’chose à voir avec le commerce ni avec le besoin de réjouissances en société, puisque c’est pour l’essentiel la fête de la « Nativité de notre Seigneur ». Pour la venue au monde de Jésus, comme pour celles de la Vierge Marie et saint Jean Baptiste, et pour eux trois seulement, il est convenu en effet de parler de Nativité, et pas seulement de « naissance », le mot « Nativité » ayant été forgé pour dire la mystérieuse solennité de l’évènement, celle de Jésus ayant été préparée par les deux autres. Noël célèbre un évènement à proprement parler inimaginable : le devenir homme du divin Logos, du Verbe de Dieu en personne. En effet, et c’est l’un des enseignements essentiels de la foi chrétienne, Jésus-Christ, confessé comme le Fils unique de Dieu, s’est fait homme non pas de manière magique et exceptionnelle, par une « humanification » instantanée, apparaissant soudainement comme un adulte en mesure d’opérer immédiatement, d’un coup de baguette, le salut du genre humain, mais en commençant sa mission de manière humble et silencieuse, étant porté durant neuf mois dans le sein d’une femme, puis en étant accouché d’elle, et devant en passer par les apprentissages de tous les petits d’homme : la station debout, l’usage de la langue, la pratique de la lecture et de l’écriture, le rapport à ses camarades, à son père adoptif dans l’atelier de Nazareth, jusqu’à son audacieuse confrontation avec les docteurs du Temple de Jérusalem alors qu’il avait douze ans. C’est parce qu’il est pleinement homme que Jésus est le Sauveur des hommes, de tout l’homme.
Noël est sans conteste une fête singulière, exceptionnelle, dans l’histoire religieuse du genre humain. Il n’est pas d’autre religion apparue sur terre qui enseigne et célèbre le devenir-homme définitif de Dieu, non pas de manière seulement apparente et provisoire, mais réelle, véritable, et irréversible, Jésus ayant lors de son ascension au ciel conservé son humanité de Ressuscité sans la ranger au vestiaire. Comme théologien chrétien et historien des religions (une matière que j’ai enseignée durant 23 ans à l’université de Strasbourg), je tiens à souligner que le christianisme est la seule religion qui ait proclamé et continue d’enseigner que Dieu s’est fait homme en Jésus de Nazareth, confessé comme « vrai Dieu et vrai homme », et ayant vécu à un moment et en un lieu précis et parfaitement identifiable du globe terrestre. La fête de Noël scelle la rencontre du divin et de l’humain, pour toujours. Il y a de quoi méditer, au-delà des liturgies, des repas de fête et des cadeaux…
2/ Noël pourrait-il ou devrait-il représenter le moment où nous pourrions mieux comprendre le sens de la vie?
Oui, Noël est comme une mine de significations profondes, à condition de conserver sa capacité d’émerveillement et de prendre le temps s’y réfléchir. Je voudrais tenter de dire en quoi précisément. La fête de Noël enseigne tout d’abord la dignité de la vie humaine, son prix, sa valeur, sa vocation à accueillir le divin et sa capacité à être habitée par Dieu et transformée par Dieu. Je mesure bien sûr l’énormité de ce que je dis en le disant… mais je maintiens : Noël est sans doute la fête par laquelle s’amorce la lutte que nous devons tous mener d’une manière ou d’une autre contre toutes les drogues de l’oubli et de l’absence, la distraction généralisée et camouflée en sagesse, le mépris de l’humain, la maltraitance, la dévalorisation paresseuse et meurtrière. Naître homme, loin d’être un destin piteux, une malchance voire une déchéance, est comme une vocation à l’attention endurante, à l’accueil de la grâce, de l’intelligence, de la sensibilité, de l’accueil d’autrui, à se réaliser en se dépassant. L’Enfant Jésus de la Nativité, encore muet mais désignant parfois sa bouche du doigt, est comme la quintessence de la fragilité promise à un avenir imprévisible, à la faiblesse dans ce qu’elle a de réceptif, à l’intuition et à sa capacité de se laisser surprendre, avertir, enseigner, et à des formes de croissance qui ne concernent pas seulement la taille du corps, mais aussi l’acuité de l’esprit et la générosité inventive du cœur, qui encouragent à dire et missionnent pour parler…
Sous le folklore des crèches, de l’âne et du bœuf, des étoiles et des anges, des bergers et des mages, il convient de deviner, au-delà de toute condescendance et de tout attendrissement enfantin ou sénile, le prix de l’émerveillement comme capacité d’intuition, de connaissance, d’accueil : c’est le sens même de la vie humaine qui d’une certaine manière s’annonce ou se camoufle, comme on voudra, dans les divers éléments de ce scénario. Ceux qui le méprisent et le rejettent en bloc sont à plaindre, car ils perdent une chance de deviner ce qu’il cache et/ou révèle. Et se privent d’immenses bienfaits. C’est une forme de démission…
3/ Quelle serait à votre avis la vraie compréhension théologique en ce qui concerne le Noël?
Je l’ai déjà laissé entendre plus haut, mais le redis volontiers : Noël condense tout ce que la théologie enseigne depuis des siècles, preuves scripturaires à l’appui, et par des textes des plus grands théologiens, sur le sens de la vie humaine. De même que Dieu s’est fait homme, l’homme est fait pour devenir Dieu en Dieu et avec Dieu. Non pas du fait de ses propres efforts, à la force du poignet, ni de manière artificielle, mais en accueillant comme une grâce imméritée, avec reconnaissance, de façon toujours plus profonde, l’appel de Dieu et sa présence, son message, ses commandements, les leçons de ce que la venue de Jésus, son mode même, et son enseignement révèlent de ce qui conduit à la vie en plénitude.
4/ Pourrait-on dire que le Noël représente une voire la scène clé dans la théologie de l’icône en Occident?
La Nativité du Christ célébrée dans la liturgie à Noël l’est aussi, et de bien des manières, dans le monde surabondant des images célébrant cet aspect de la vie et du mystère du Christ. Il n’est pas faux ni artificiel de soutenir que toute icône ou toute image de la Vierge à l’Enfant, figurés frontalement, ensemble, seuls, hors tout décor et tout contexte, renvoie à Noël ou du moins suppose cela même que célèbre la fête de Noël, à savoir que le Fils de Dieu s’est fait homme en s’incarnant grâce au « fiat ! », au « oui », que la Vierge a prononcé lorsqu’elle a entendu le message de l’ange de l’annonciation. Mais il saute aux yeux, pour tous ceux qui en ont et regardent autour d’eux en cette période de Noël, dans les rues ou sur leurs écrans, que la Nativité a suscité chez les artistes nombre d’icônes et d’images s’inscrivant dans l’une ou l’autre des étapes qui l’ont fait connaître, avec les différents témoins de la venue de Jésus, à savoir, au-delà du ciel étoilé, de la grotte de Nazareth, des anges, de l’âne et du bœuf, celle de Joseph, qui fut appelé « le gardien du Rédempteur », puis celle des bergers accompagnés de leur troupeau, avertis par les anges, puis celle des rois mages guidés par l’étoile. Avec le Christ adulte en croix, le Jésus nouveau-né de Bethléem est sans doute l’un des deux sujets les plus répandus et les plus inventifs, et aussi les plus aimés, à juste titre, de l’immense répertoire des images chrétiennes.
5/ Que diriez-vous à l’égard de la manière dont la société contemporaine perçoit le Noël? Est-ce qu’on a perdu quelque chose de la dimension spirituelle du Noël de nos jours?
Il est un fait qu’au cours des semaines qui précèdent le Noël du 25 décembre, la presse, les annonces commerciales, les décorations et illuminations urbaines surabondent de messages invitant à toutes sortes de démarches et d’acquisitions et de réservations n’ayant pas grand-chose à voir avec la dimension spécifiquement spirituelle de Noël. On peut même avoir parfois l’impression que Noël serait pour ainsi dire submergé et englouti sous un déferlement païen constitué d’une quantité invraisemblable d’incitations à la consommation et aux réjouissances de toutes sortes.
Mais une chose le brouhaha médiatique, une autre la sorte de vigilance, fût-elle discrète, silencieuse, voir quelque peu assoupie, mais dont il est sage de penser qu’elle peut se réveiller en chacun de nous à tout moment, la vigilance de la conscience et de l’intuition de nos contemporains, dont rien ne permet de soutenir qu’elles en viendraient à perdre le sens de la venue du Sauveur dans l’histoire des hommes, une venue assurément discrète, comme sur la pointe des pieds. Il y a un penchant pour le pessimisme voire le catastrophisme qui n’est pas de bon conseil. Comme théologien et tout simplement en tant que citoyen de ce monde rendu attentif à ce que perçoivent nos contemporains, nous sommes convaincus qu’une partie non négligeable des citoyens du monde occidental conserve le sens de la venue de Dieu parmi eux, et sont pour ainsi dire porteurs d’une forme de vigilance parfois privée de mots pour se dire et se manifester mais cependant restée vive, et comme en alerte permanente… Noël n’est pas fatalement synonyme de somnolence ou de routine insignifiante, mais peut ou doit rimer avec Éveil.
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